A. Pouchkine — LES DÉMONS (1830)
Traduction de Marina Tsvétaïéva (1937)
Les nuages fuient en foule,
Sous la lune qui s’enfuit
Les nuages fument et roulent,
Trouble ciel et trouble nuit.
Mon traîneau bondit et plonge,
Les grelots résonnent clair.
Que de leurres, que de songes
Dans la plaine qui se perd !
- Va toujours, cocher ! - Barine !
Choses vont de mal en pis,
La bourrasque m’enfarine
Mes deux yeux et mes esprits.
Ni lumière, ni demeure,
En aveugles nous errons !
C’est le diable qui nous leurre
Et nous fait tourner en rond.
Le vois-tu danser sur place ?
Maintenant - me crache sus !
Le vois-tu donner la chasse
Au cheval qui n’en peut plus ?
As-tu pu le méconnaître
Sous la forme d’un poteau ?
S’allumer et disparaître
- L’as-tu vu sur le coteau ?
Les nuages fuient en foule
Sous la lune qui s’enfuit
Les nuages fument et roulent,
Trouble ciel et trouble nuit.
Et voilà que tout s’arrête,
Les grelots reposent, morts.
- Qu’est-ce ? Un tronc ou une bête ?
- Lui toujours et lui encore !
Geint et grince la rafale,
Soufflent et ronflent les chevaux,
Le démon, au loin, détale -
C’est un loup aux yeux-flambeaux
Et la course recommence,
Les grelots en disent long.
Vois - dans les lointains immenses
Cette ronde de démons !
Des démons et des démones,
Se joignant, se disjoignant,
Papillonnent - tourbillonnent -
Folles feuilles sous le vent !
Quelle foule ! Quelle fuite !
Et pourquoi ces tristes chants ?
Un ancêtre qui vous quitte ?
Une belle qu’on vous prend ?
Les nuages fuient en foule
Sous la lune qui s’enfuit
Les nuages fument et roulent,
Trouble - ciel et trouble nuit.
Survolant la blanche plaine
Geignent, hurlent les malins,
De leurs plaintes surhumaines
Déchirant mon cœur humain.